« Plus on grimpe les échelons, plus on a d’attentes »

Elle était attendue par beaucoup. La première saison au plus haut niveau de Romain Grégoire s’est finalement soldée par cinq victoires et quelques performances remarquables face au gratin mondial. Un mois après son dernier dossard, le jeune Bisontin a accepté de revenir en détails sur sa saison, avec une certaine satisfaction mais un appétit très loin d’être assouvi.

Romain, ta première saison en WorldTour s’est achevée il y a tout juste un mois. Quel a été le programme depuis ?

J’ai observé un mois complet de coupure, et j’ai repris le vélo ce mardi. J’ai d’abord passé deux semaines sans sport du tout, puis deux semaines avec un peu de course à pied, tranquillement avec la famille. Au niveau des vacances, c’était un peu compliqué avec les disponibilités de l’entourage, mais j’ai quand même pu faire cinq jours en Crète. Ça m’a permis de débrancher complètement. Je suis aussi allé rendre visite à des copains dans des villes ici et là. J’ai vu un peu de pays et je me suis changé les idées. J’aime le vélo et c’est ma façon de vivre, donc j’y pense forcément toujours un petit peu. J’ai aussi regardé quelques cyclo-cross à la télé, mais pas tous, car j’ai quand même envie de débrancher. Ça fait du bien, par exemple, de ne pas aller sur Strava ou sur la plateforme de l’équipe pour entrer les entraînements tous les jours (sourires).

« Je ne m’arrête pas au statut de néo-pro »

Justement, revenons donc sur ton année 2023. Comment la juges-tu ?

J’ai vu qu’Yvon [Madiot] hésitait entre 6,5 et 7 sur 10 pour l’équipe. Sur le plan personnel, je me situerais aussi dans ces eaux-là. C’est quand même une saison réussie car j’ai rempli mes objectifs et surtout mon objectif numéro 1 qui était de lever les bras. J’ai même pu le faire à cinq reprises, et gagner des classements généraux, ce que je n’imaginais peut-être pas en début de saison. Je me suis surpris de ce point de vue, et je suis vraiment satisfait et fier de cela. J’ai aussi réussi à être au niveau pour disputer un Grand Tour en fin d’année, et je n’ai pas fini la Vuelta complètement mort. En revanche, je m’arrête à 7, car il faut se laisser la possibilité de faire mieux. Je sais où je peux faire mieux : en WorldTour. Je n’ai pas été là où je l’espérais et j’aurais aimé être plus utile à l’équipe à ce niveau. Si on m’avait demandé en janvier, je n’aurais pas imaginé gagner en WorldTour dès cette année, mais une fois sur la ligne de départ, j’avais forcément envie de gagner. Je n’ai pas encore réussi à le faire. On peut se dire que c’est finalement relativement normal, que je suis peut-être assez dur envers moi-même, mais c’est pour me pousser à m’améliorer.

Cinq victoires, deux classements généraux, un top-10 sur une Classique WorldTour… En tant que néo-pro, on pourrait effleurer le 10/10 non ?

Je ne m’arrête pas au statut de néo-pro. Pour moi, une fois qu’on est dans l’équipe, on attend de nous qu’on réussisse, peu importe si on est là depuis dix ans ou depuis six mois.

Avant ton passage dans l’élite, tu nous avais confié que « tout restait à faire » et que tu ne « gagnerais peut-être jamais une course chez les pros ». Comment interprètes-tu tes propos avec le recul de ta première saison ?

C’est une question assez difficile, mais je pense que je suis toujours en phase avec ces propos. Je pense que ça a bien tourné pour moi, j’ai réussi à passer les paliers comme je le voulais, à progresser comme je le voulais, et donc à lever les bras dès cette année. Mais je suis conscient que ça aurait pu se passer autrement. Maintenant, ça c’est fait. En revanche, quand je disais que tout restait à faire, ça reste d’actualité. Plus on grimpe les échelons, plus on a d’attentes, et plus c’est difficile. Même si je gagne dix courses l’année prochaine dont une en WorldTour, ce sera encore plus dur l’année suivante car j’en attendrai encore davantage. Chaque année va être de plus en plus difficile. Depuis 3-4 ans, je réussis à faire ce dont j’ai envie, mais il ne faut pas se reposer là-dessus.

« Entre se dire qu’on peut le faire et le faire vraiment, il y a une nette différence »

As-tu été rapidement rassuré sur le fait que tu avais le niveau pour jouer les premiers rôles ?

Oui, le début de saison m’a justement mis sur les bons rails et m’a tout de suite fait prendre confiance en moi. Mon premier bloc de courses m’a fait beaucoup de bien, j’ai répondu présent d’emblée, sur des belles courses. J’étais dans le match sur le terrain, et ça s’est en plus traduit par des résultats (5e sur la Faun-Ardèche Classic, 6^e du Trofeo Laigueglia, 8^e des Strade Bianche). Ça m’a montré que je n’étais pas là pour rien, que je pouvais le faire, que je pouvais même gagner une course. Au fond de moi, je me disais que je pouvais le faire, mais entre se dire qu’on peut le faire et le faire vraiment, il y a une nette différence. Les Strade Bianche restent d’ailleurs le super souvenir de mon année. Je disais que je n’avais pas été là où je le souhaitais au niveau WorldTour, mais c’est l’exception qui confirme la règle. Au-delà du beau résultat, j’ai beaucoup aimé la course au global. Le podium de Valentin, l’ambiance spéciale des courses italiennes, le public, cette arrivée magnifique. Ça fait beaucoup de belles choses dans un même week-end et c’est pour cela que cette course m’a marqué tout particulièrement.

Un mois plus tard, les Ardennaises ont malheureusement tourné court pour toi…

Avant ça, j’ai disputé ma première course par étapes WorldTour sur le Tour du Pays Basque. J’ai déjà pris un bon coup sur la tête en voyant le niveau. Je me suis rendu compte que ça roulait vraiment vite toute la journée, ça m’a impressionné. Je suis tombé le deuxième jour et ça n’a pas aidé pour les deux jours suivants. La découverte de ce niveau et la chute ont rendu cette semaine usante. J’en suis ressorti en me disant : « si c’est ça le WorldTour, j’ai encore de sacrés crans à passer pour pouvoir jouer devant ». Une semaine plus tard, je suis arrivé sur l’Amstel mais j’ai rapidement dû faire une croix sur la campagne des « Ardennaises ». C’était mon premier objectif de la saison, pas tant en termes de résultats mais surtout en termes de condition physique. Je visais un pic de forme et je suis tombé malade. J’ai pris le départ de l’Amstel, mais je n’aurais peut-être même pas dû essayer. Derrière, je n’ai pas pu m’aligner sur la Flèche et Liège. Pendant un jour ou deux, ça n’a pas été simple à accepter, mais avec mon entraîneur et les directeurs sportifs, on a finalement assez vite réussi à rebondir. Je me souviens que j’étais encore à l’hôtel en Belgique et on était déjà en train de voir comment on pouvait adapter le calendrier pour mai et juin. J’ai rapidement eu une nouvelle ligne directrice, et ça m’a aidé à me projeter sur la suite.

« L’objectif du mois de mai était de lever les bras »

On arrive donc en mai, avec quelques belles opportunités sur le sol français.

Il était prévu en début de saison que je fasse quelques courses françaises au mois de mai, mais avec mon forfait sur les Ardennaises, j’ai pu couper une semaine plus tôt et ajouter le Grand Prix du Morbihan ou les 4 jours de Dunkerque, qui n’étaient initialement pas prévus. En tout cas, ce qui était sûr dès le début de saison, c’est que l’objectif du mois de mai était de lever les bras. J’avais réalisé un début de saison costaud, sur des courses de niveau WorldTour et je redescendais donc d’un petit cran à cette occasion avec le clair objectif de gagner. Je ne suis pas passé loin au Morbihan, j’ai essayé au Finistère mais c’est Paul qui a levé les bras, et ça s’est finalement réalisé trois jours plus tard sur les 4 Jours de Dunkerque. J’avais une super dynamique sur ces courses françaises.

As-tu eu et pris le temps de savourer ce premier succès ?

J’en ai évidemment profité, mais le principe des courses par étapes, c’est qu’il faut refaire du vélo le lendemain, qu’il y a un maillot à défendre ou à aller chercher derrière. Il faut vite se remettre dedans. D’ailleurs, étrangement, c’est davantage l’étape de Cassel que ma victoire qui m’a marqué sur les 4 Jours de Dunkerque. Quand je gagne à Laon, c’est un sprint punchy en bosse. À Cassel, c’était une course bien plus difficile, où j’ai dû oser et prendre le risque d’aller chercher le maillot rose. Ce que j’ai réussi à faire. Rien n’égale la sensation de lever les bras, mais avec du recul, je me dis que le coup de Cassel était quand même beau.

Peux-tu nous revenir sur le championnat de France, à Cassel justement ?

J’arrivais avec des ambitions personnelles et l’équipe avait aussi beaucoup d’ambition. On a réussi à faire un super coup d’entrée, en sortant dans un gros groupe avec tous nos meilleurs coureurs. On a attaqué le championnat du bon pied et ça nous a placé dans une situation parfaite. Valentin nous a rapidement dit qu’il était dans une super journée et il a réalisé un super numéro. De mon côté, j’ai vite compris que ça allait être trop dur. Il manque quelques années dans le peloton pro pour pouvoir jouer devant sur une course comme celle-ci de 220 bornes, avec autant d’efforts à fournir et avec la chaleur. J’ai essayé de faire ce que j’ai pu, de m’accrocher le plus longtemps possible puis ça a lâché. Mais de cette journée, je ne retiens que le numéro de Valentin. Rien ne pouvait lui arriver ce jour-là.

« Il y a beaucoup d’étapes où je n’ai pas pu jouer sur la Vuelta, et ça m’embête un peu »

Après une coupure et un stage en altitude, tu as entamé la dernière ligne droite vers la Vuelta sur la Clasica San Sebastian.

J’aurais aimé réussir sur « San Seb », et j’aimerais y réussir à l’avenir, mais je redescendais du stage et soit ça passait, soit ça cassait. Ça n’est pas passé. Je n’ai pas pris à cœur cette contre-performance et je me suis vite projeté sur le Tour du Limousin qui arrivait derrière. Le stage de juillet a commencé à porter ses fruits là-bas. J’étais vraiment dans une super forme et j’ai aussi réussi à jouer tactiquement grâce à l’équipe qui a été monstrueuse durant ces quatre jours. Là-bas, on a fait le vélo qu’on aime et j’ai pu m’imposer deux fois et remporter le général. Je me rends bien compte qu’il est difficile de gagner chez les pros, donc j’en profite dès que ça m’arrive. Les deux victoires sont cependant différentes. Autant j’avais coché la troisième avant la course, autant c’était un coup de poker de sortir à quinze kilomètres de l’arrivée sur la première étape. Ça a marché à chaque fois, et ça a été une super semaine.

Arrive donc la Vuelta avec cette fameuse deuxième place sur la onzième étape. As-tu la sensation que la victoire était possible ?

A posteriori, je me dis évidemment que c’est dommage. Mais comme à l’issue de la deuxième étape (7^e), je n’avais aucun regret. J’étais là dans les 300 derniers mètres comme je le voulais, et quand Herrada a déboité, il était juste beaucoup plus fort. Il a pris 20 mètres d’emblée et je n’ai pas pu rentrer.

Quel bilan sportif fais-tu de ce premier Grand Tour ?

Je ne suis pas vraiment satisfait. Je l’aurais sûrement été davantage si j’avais été plus actif que ça. Au final, il n’y avait pas tant d’étapes pour puncheur. Il y a donc beaucoup d’étapes où je n’ai pas pu jouer, et ça m’embête un peu. Pour être satisfait de mon Grand Tour, il aurait fallu que j’arrive à être dans l’échappée sur des étapes pour baroudeurs. Hormis celle où je termine deuxième, je n’avais pas les jambes pour y être. C’est un peu dommage, mais à l’avenir, j’aimerais hisser mon niveau physique pour être dans ces échappées, comme celles de Rui Costa ou Wout Poels. Il y a probablement une question de repères, car prendre une échappée, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait, mais sur les 2-3 étapes dont je parlais, ça s’est clairement fait à la pédale. Là-dessus, il n’y a pas d’excuses tactiques.

« Le rôle de leader n’est pas quelque chose qui se réclame »

Tu as en revanche été présent et régulier tout au long de l’année. Comment l’expliques-tu ?

Je pense que le programme a été pensé intelligemment, et dès le mois décembre, je connaissais presque tout de ma saison. J’ai pu toujours savoir où je mettais les pieds et ce pour quoi je me préparais. On commence aussi à vraiment bien se connaître avec mon entraîneur, Maxime Latourte, et on a bien adapté les états de forme en fonction du calendrier. Tout le travail du staff a fait que j’ai pu être compétitif toute l’année, et j’espère que ça sera comme ça tous les ans. Le fait d’avoir un plan sur le long terme m’a aussi permis de bien vivre les moments sans compétition. Ça ne me dérange d’ailleurs pas de passer du temps à l’entraînement, et j’arrive à être assez compétitif rapidement quand je reprends. Je pense qu’en faisant un Grand Tour et le Tour de Suisse, j’ai vu des choses assez variées, mais il y avait aussi un objectif de performance sur chaque course à laquelle je participais. C’est aussi la raison de ce calendrier.

Comment as-tu vu ton profil évoluer cette année ?

Mes qualités les plus naturelles sont celles de puncheur. C’est dans ce domaine que je suis le plus fort et qu’il faut que je travaille pour gagner des courses. C’est clairement ma spécialité et on sait qu’il faut aujourd’hui avoir un point très fort si on veut gagner. En revanche, il va vraiment falloir que je passe un cap en montagne, au moins pour pouvoir jouer les arrivées punchy après des petits cols. Ce sera le travail de ces prochains mois. 

T’es-tu familiarisé rapidement avec ton statut de coureur protégé au sein de l’équipe ?

C’est forcément spécial que des coureurs plus âgés et expérimentés roulent pour toi. Ceci étant dit, le rôle de leader n’est pas quelque chose qui se réclame, mais quelque chose qui vient naturellement avec les résultats et les performances. À partir du moment où j’étais leader, mais qu’il était clair de pourquoi je l’étais et surtout que je répondais présent derrière, je ne pouvais que bien le vivre. Au final, c’est aussi le rôle que j’apprécie le plus, le rôle dont j’ai envie. Dans l’équipe, les mecs savent pourquoi ils font le travail, et ils sont aussi là pour avoir le petit mot pour rassurer ou pour conseiller.

« Avoir de nouvelles responsabilités, je ne demande que ça »

Sens-tu que tes responsabilités, comme celles de tes jeunes compères, vont encore croître l’an prochain ?

On ne pensait peut-être pas que ça allait arriver si tôt, mais c’est une bonne chose. Ça motive chaque jour à l’entraînement de savoir qu’il faut qu’on soit au niveau. L’équipe nous fait confiance, nous met en confiance et on va tout faire pour être prêt. Si tu me demandes aujourd’hui, début novembre, je ne le suis pas, mais j’espère que je le serai d’ici quelques mois. Avoir de nouvelles responsabilités, je ne demande que ça. Maintenant, il ne suffit pas de le vouloir, il faut pouvoir, et on verra ça sur les courses. Je vais travailler pour. 

Au soir de sa dernière course, Thibaut a dit « prenez soin de l’équipe ». Tu étais là. Comment l’as-tu interprété ?

Je pense qu’il faut relier ça à la carrière de Thibaut, qui a été fidèle pendant ces quatorze années à l’équipe, et qui portait des valeurs sur ce que représentait ce sport dans sa vie. Il nous disait de rester authentique, soi-même et d’essayer de conserver cet esprit familial dans l’équipe. Je crois que c’est ce que Thibaut voulait transmettre. Il disait qu’il avait trouvé ici une nouvelle famille, et c’est tout ça qu’il avait envie de voir perdurer. Est-ce que quelqu’un réussira à transmettre les mêmes émotions que Thibaut ? Certainement pas. Je pense que Thibaut a été une exception dans le cyclisme, voire dans le sport en général. Son départ en Lombardie en a encore été une belle preuve. En revanche, j’essaierai de suivre les mots qu’il a évoqués dans le bus, de rester vrai, authentique, et on verra où ça me mènera.

En parlant de famille, peux-tu nous dire un mot de ton petit frère, Baptiste, qui intégrera le programme Juniors l’an prochain.

Quand on est junior, il est encore trop tôt pour dégager un profil de coureur, mais une chose est sûre : il me fait mal partout quand on roule ensemble à l’entraînement. Je pense qu’il va bien progresser dans sa deuxième année Juniors. Il est aussi plus grand que moi, et il est important de rappeler que c’est mon petit frère car je le regarde de bas. En tout cas, je ne m’inquiète pas trop pour lui. Il sait où il veut aller, et ça devrait bien se passer.