Le prénom, donc. Officiellement, et jusqu’à aujourd’hui, rien n’a été confirmé par les principaux intéressés, mais Johan Jacobs ne se fait guère d’illusions quant à son origine, et s’en amuse allègrement. « Six mois avant ma naissance (1er mars 1997, ndlr), le championnat du monde de cyclisme s’est déroulé en Suisse, à Lugano, et c’est Johan Museeuw qui avait gagné, rappelle-t-il. À mon avis, ce n’est pas une coïncidence. Si on demande à mon père, il continuera de dire que ce n’est pas lié, mais je suis sûr que c’est pour cette raison qu’ils ont pensé à ce prénom en particulier. Je pense qu’il n’était même pas dans la shortlist avant ça (sourires) ». Outre le fait d’être un vrai passionné de cyclisme, son père partage la même nationalité que le « Lion des Flandres ». C’est d’ailleurs en Belgique qu’il a rencontré sa future femme, avant de la suivre en terres helvètes, où a donc grandi leur enfant, bercé par deux cultures. « À l’école et dans mon temps libre, c’était 100% suisse, dit-il. J’ai grandi dans un petit village où il y avait plus de vaches que d’habitants. C’était la vraie campagne suisse, mais la maison de mes parents était comme une petite île belge au milieu de cette campagne ».

C’est dans cette enclave que sa deuxième culture a pris forme. Il conversait avec son père en flamand, la cuisine du foyer était principalement celle du plat pays, et la télévision était également souvent branchée sur les canaux flamands. Et donc bien souvent, sur du cyclisme. « On regardait toutes les Classiques à la télé, le Tour des Flandres, Paris-Roubaix, explique-t-il. On regardait le cyclo-cross pendant l’hiver. J’ai grandi avec ces courses, mais je ne pouvais pas vraiment parler de vélo avec mes amis car ce n’est pas si développé et intégré dans la culture suisse. C’était plutôt le foot ou le ski. C’est un peu l’histoire de ma vie : je m’adapte partout où je vais ». Alors, quand il rendait visite à sa grand-mère maternelle, non loin de Ninove, où était précédemment placée l’arrivée du Tour des Flandres, le cyclisme écrasait tout. « Je me souviens avoir reçu mon premier vélo de route là-bas, quand j’avais environ neuf ans, se remémore-t-il. On avait acheté un Giant en aluminium aux couleurs de la T-Mobile, en noir et rose. Ma première sortie sur un vélo de route, c’était en Belgique, puis à chaque fois qu’on allait voir ma grand-mère, ce qui arrivait trois ou quatre fois par an, on emmenait le vélo ».

Johan Jacobs a ainsi très tôt découvert les monts pavés. « Le premier que j’ai fait de ma vie, vers 10-11 ans, ça devait être le Bosberg, puis est sans doute arrivé le Mur de Grammont », indique-t-il. Plus tard, il n’était pas rare qu’il couvre les « quarante derniers kilomètres » du Tour des Flandres avec son père. Sa mère les déposait en voiture du côté d’Audenarde, à proximité du musée du Ronde, et c’était parti pour un moment de bonheur. « C’était émouvant et excitant de faire les mêmes bosses que les pros, dit-il. En Suisse, on n’a pas vraiment de pavés, et pour moi, ça a toujours été un fantasme de rouler dessus. Pour certains gamins, le paradis c’étaient les magasins de jouets ou de jeux vidéo. Pour moi c’étaient les monts pavés. C’est là qu’est né mon amour pour les Classiques ». Pour autant, sa discipline favorite a d’abord été le cyclo-cross. Ses idoles étaient ceux des labourés, les Belges en particulier. Dans sa pratique, il s’est donc plutôt orienté vers les sous-bois, non sans succès, se distinguant rapidement comme l’un des tous meilleurs de sa génération avec un titre national chez les cadets en 2013. « Je voulais réussir en cyclo-cross, confie-t-il. C’était mon objectif majeur dès la catégorie junior ». Un objectif qu’il a en partie rempli. Johan Jacobs s’est ainsi affirmé sur la scène internationale dans les catégories de jeunes, remportant une manche de Coupe du Monde à Namur et plusieurs courses des circuits annexes.

Cela a accouché d’une signature au sein d’une structure belge spécialisée, et une carrière de crossman lui tendait les bras. « J’étais considéré comme le grand espoir suisse, mais j’avais peut-être un peu trop d’attentes envers moi-même, dit-il. Je me mettais beaucoup de pression. En plus de ça, je poursuivais mon cursus éducatif en Suisse. Je faisais l’aller-retour en Belgique presque tous les week-ends. Avec le recul, je pense pouvoir dire que j’ai fait un burn-out lors de ma deuxième année espoirs. J’en faisais trop. Je voyageais le vendredi, je courais le dimanche, je revenais le dimanche soir, et je me réveillais le lundi à 6 heures pour me rendre à mon stage à vélo. Puis, toute la semaine, j’alternais entraînement et stage. Je ne « marchais » plus, et j’avais vraiment perdu le plaisir et l’amour pour le sport. J’en avais marre ». Bien que sa troisième année chez les Espoirs ait été parsemée de belles performances, Johan Jacobs était résolument « prêt à arrêter le vélo » à l’aube de son ultime saison dans la catégorie. À l’époque, il avait même déjà entamé un petit boulot dans un magasin de cycles. « Je m’étais dit : c’est fini, raconte-t-il en toute transparence. C’est ma copine d’alors, aujourd’hui ma femme, qui m’avait dit : Mais tu es c** ! Pourquoi tu n’essaies pas une dernière année sur la route, juste pour le plaisir ? Tu le regretteras si tu t’arrêtes maintenant ». J’avais encore la motivation de m’entraîner, j’ai toujours aimé ça, donc je l’ai écouté ».

Il a néanmoins fallu un concours de circonstances très heureux, et une place libérée en dernière minute chez Lotto-Soudal U23, pour que le Suisse puisse obtenir cette « dernière chance », lui qui n’avait pas d’équipe ou de véritable plan après s’être retiré des labourés en novembre : « Je voulais juste courir avec le cœur et sans pression. Mon seul objectif était de prendre du plaisir ». Ce changement d’approche – et de revêtement -, a finalement lancé sa deuxième carrière. Après un podium sur Paris-Roubaix et un top 10 sur le Tour des Flandres chez les Espoirs, ce sont les portes du cyclisme sur route professionnel qui se sont ouvertes pour le jeune homme de 22 ans, alors destiné à concourir sur les épreuves qu’il dévorait devant le poste de télévision étant jeune. « J’ai toujours vu la route comme quelque chose d’utopique car on disait souvent que les coureurs de cyclo-cross n’avaient pas le moteur pour courir sur route, même si certains ont depuis bien prouvé le contraire, sourit-il. Quand j’ai compris que j’avais les aptitudes pour les Classiques, je n’y croyais même pas. Quand je me suis retrouvé pour la première fois sur le podium de départ du Tour des Flandres, il a fallu que je me pince deux fois pour être sûr que c’était réel. Je me revoyais crossman, à une époque où il me paraissait impensable d’un jour disputer ces courses. Ça n’a d’ailleurs jamais été un objectif, c’était juste un rêve ». Depuis 2020, le natif de Winterthour a disputé cinq Tours des Flandres et trois Paris-Roubaix. Ce qu’on appelle réaliser ses rêves.

Il a aussi, depuis, déménagé en Belgique. Non pas pour renouer avec les racines paternelles, ou par amour des Classiques, mais « par amour tout court ». Avec sa compagne, fille d’un ancien crossman de haut-niveau et petite-fille d’un ancien vainqueur de l’E3 Classic, il est installé en bord de mer, dans les environs de Middelkerke, à tout juste vingt-cinq kilomètres de la frontière franco-belge. Son terrain de jeu ? « C’est plat, et il y a du vent, s’amuse-t-il. Je ne suis pas loin de « De Moeren », qui est une zone très connue des cyclistes car il y a une route toute droite où les arbres s’inclinent dans la direction du vent ». Les plus illustres monts « flandriens » ne sont en revanche pas légion dans les parages, et le Suisse est surtout un habitué du Kemmelberg, difficulté majeure de Gand-Wevelgem. « Les autres monts, je les fais surtout en course ou en reconnaissance, précise Johan. Je n’ai pas vraiment besoin de les faire si souvent car je les ai déjà grimpés cinquante fois quand j’étais petit. Les routes n’ont pas changé depuis cette époque, et toutes les courses sont dans le même coin. Ce n’est pas difficile de connaître les routes par cœur si tu les as parcourues des dizaines de fois. Occasionnellement, je prends la voiture pour me rapprocher de cette zone et m’entraîner là-bas, mais plus pour le plaisir ». Un plaisir inchangé depuis ses premiers tours de roues : « J’ai toujours le même frisson qu’à mes dix ans. Quand je viens sur le pavé et pars rouler dans les monts, je suis tout excité ».

Nostalgique de l’ancien parcours du Tour des Flandres, et de l’enchaînement Mur de Grammont-Bosberg, ses deux monts favoris, Johan Jacobs ne déteste qu’une seule bosse pavée, et elle n’est même pas flamande ! Il s’agit du Mont Saint Laurent, dans la province du Hainaut, présent sur Kuurne-Bruxelles-Kuurne. « Il est horrible, c’est la montée la plus détestée dans le peloton, clame-t-il. Les pavés sont très mauvais et c’est fait exprès ! Ils sont mis à l’envers pour que les voitures aient du « grip » dans la descente. Et pour cette raison, ça ne roule vraiment pas bien ». Sa connaissance du terrain égale-t-elle aujourd’hui celle d’un coureur belge pur jus ? « Elle est même meilleure, car j’ai la précision suisse pour analyser », sourit-il malicieusement. Son intégration dépasse d’ailleurs largement le champ du cyclisme. Dans une région de Flandre Occidentale réputée pour son parler parfois difficilement compréhensible, au point d’être sous-titré à la télévision, lui est tout à son aise. « Ma copine parle comme ça, mes amis parlent également comme ça. Pour eux aussi, il faudrait des sous-titres parfois, mais moi je n’en ai pas besoin », surenchérit celui qui s’estime par ailleurs plutôt « bon imitateur » des différents accents flamands.On l’aura compris, les exemples ne manquent pas pour le considérer comme le plus Belge des coureurs suisses. Une étiquette qu’il accepte bien volontiers. « Ça me va très bien comme description, conclut-il. Mais c’est marrant, car quand je suis avec un groupe d’amis suisses, je vais toujours défendre la Belgique, supporter les Belges, et si je suis avec un groupe de Belges, je vais toujours choisir la Suisse. C’est peut-être parce que mes amis suisses m’appellent le Belge, et mes potes belges m’appellent le Suisse. Je suis toujours un peu l’étranger (rires). Mais au final, je me considère plus Suisse que Belge. Et même plutôt Flamand que Belge ».