David, replaçons-nous au lendemain de la fin du Tour de France. Comment te sens-tu ?

Je me réveille le matin sans avoir l’impression d’avoir fait le Tour, en fait. Certes j’y étais, mais c’était vraiment particulier. C’est peut-être la seule année où je n’étais pas présent pour le classement général ou pour aider quelqu’un qui le jouait. J’étais évidemment fatigué physiquement, mais je n’étais pas du tout cramé mentalement. Personne ne veut faire de saison blanche, et je ne voulais surtout pas faire une saison blanche – même si j’avais gagné sur le Tour du Jura -. Quand je me lève, je suis déjà en mode Vuelta. C’est drôle, je me rappellerai toujours que dans l’étape de la Couillole, où j’étais vraiment dans le dur, des mecs comme Valentin ou Romain, quand ils me voyaient à la peine, me disaient : « allez grand, c’est bien, tu bosses pour la Vuelta ».

Pourquoi courir la Vuelta était selon toi une bonne idée ?

Avant tout, on avait prévu de doubler deux Grands Tours dès l’hiver dernier. Je voulais faire une saison pleine en termes de jours de courses après deux saisons à moins de 60 jours. Je ne pensais qu’à ça :  accumuler des jours de courses. Il fallait que je fasse une grosse dernière partie de saison, et je n’avais quasiment jamais doublé deux Grands Tours. Quand je l’avais fait en 2020, la Vuelta avait été rabotée de 2-3 jours, et j’avais aussi abandonné le Tour un peu avant la fin. Ça me permettait ainsi d’avoir un gros objectif après le Tour et la Vuelta était en plus parfaitement placée pour doubler. Nerveusement et mentalement, c’était aussi idéal car il n’y avait pas trop de sprints et les étapes sont généralement moins stressantes que sur le Tour. Quand j’ai senti que le niveau physique n’était plus présent en fin de Tour, je savais que je travaillais pour la Vuelta. Quoi qu’il en soit, il fallait que je coure le Tour. Si j’étais allé sur la Vuelta sans faire le Tour, ma Vuelta n’aurait pas été la même, j’en suis sûr et certain. J’ai évidemment entamé le Tour en étant focalisé à 100%, mais quand j’étais dans la difficulté lors des dernières journées, il est clair que je pensais déjà à la Vuelta.

Tu as dit que tu « vivais Vuelta » dans cet intermède entre les deux Grands Tours. N’était-ce pas nourrir de trop grandes attentes, au risque de tomber de haut ?

Je suis du genre à toujours aller de l’avant. Si je m’étais raté à la Vuelta, ça n’aurait pas changé grand-chose à l’équation. Cela faisait déjà 6-7 mois que je galérais, ça aurait donc été à l’image de ma saison. C’était déjà pourri jusque-là, ça aurait juste continué à être pourri… J’aurais gardé le même état d’esprit, à savoir me dire que le prochain essai pourrait être le bon. C’était ma dernière chance d’éviter une saison blanche, et ça a été le cas. À ce stade, je n’avais plus rien à perdre, mais tout à gagner à préparer cet objectif.

Jouer le classement général te paraissait-il indispensable ?

Initialement, ce n’était pas vraiment dans les plans, mais quand j’ai vu que la forme montait petit à petit au mois d’août, que je me sentais bien, j’ai voulu courir libéré.  N’ayant pas du tout joué le général sur le Tour, je ne me sentais pas non plus fatigué mentalement.  En plus de ça, j’étais supposé épauler Lenny s’il avait été là, courir davantage en électron libre, et reprendre le flambeau s’il avait craqué. Et puis, aller sur la Vuelta pour jouer les étapes, ce n’est pas quelque chose qui m’intéressait. C’est ce que j’ai essayé de faire sur le Tour cette année, et ça ne m’a pas plu. Forcément car je n’ai pas eu de résultats, et c’est peut-être étrange à dire, mais il est presque plus facile pour moi de faire top-10 du général sur le Tour que d’aller gagner une étape. Ce que j’ai vécu sur le Tour a été difficile à digérer, non seulement car je n’étais pas au top de ma forme, mais aussi car le Tour a été extrêmement cadenassé. Une seule échappée est allée au bout sur les profils accidentés, celle de Carapaz. Pour un grimpeur qui joue ces étapes, c’est extrêmement frustrant, d’autant plus quand on sait à quel point il est dur de prendre une échappée sur le plat sur le Tour. La Vuelta aurait certes peut-être été plus ouverte, mais je n’avais pas envie de revivre ce genre de Grand Tour, où je me retrouvais parfois dans des gruppettos pour partir à l’attaque le lendemain, sans avoir la garantie que ce serait payant.

Est-ce que le Tour 2024 a enterré le projet « baroudeur-grimpeur » ?

Ce n’est pas dit. Je pense que je pourrai retrouver cette philosophie à l’avenir, car je vais peut-être doubler d’autres Grands Tours et je ne jouerai pas forcément le classement général sur le Tour pendant encore dix ans. Ça peut être une idée, mais cela dépendra beaucoup des circonstances, du parcours, des profils, des départs et des arrivées. Et je n’oublie pas que quand j’étais petit, c’est le maillot à pois qui me faisait rêver. Or pour l’avoir quand on joue le général, à part si on s’appelle Pogacar ou Vingegaard, c’est compliqué…

Sur la Vuelta, te souviens-tu du moment où tu commences à sentir que tu es de retour ?

Le point de départ de tout, et ce qui a débloqué beaucoup de choses, c’est l’étape de Grenade, lors de laquelle j’étais échappé. Le matin, j’avais dit aux gars que ma seule chance de finir avec le groupe des favoris était d’avoir un coup d’avance, et tout s’était bien goupillé. Mais surtout, au lendemain de la journée de repos, je me sentais encore super bien et super frais. J’ai senti qu’il y avait eu un déclic, que les jambes ne tournaient plus comme la semaine précédente. Le lendemain, on fait plier O’Connor dans un petit talus avec 3-4 autres coureurs. Là, je me suis dit que c’était quand même fou. À partir de cet instant, c’est allé de mieux en mieux tous les jours. J’ai eu un petit coup de moins bien au Cuitu Negru, sans doute car je n’ai pas adopté la bonne stratégie, mais j’étais sur un nuage en dernière semaine. J’étais facile dans la roue de Carapaz quand il attaquait, j’ai terminé deuxième à Moncalvillo derrière Roglic, et j’ai joué mon va-tout le dernier jour. Mais tout a commencé en début de deuxième semaine.

Quel sentiment prédomine quand tu te retrouves, enfin, à tutoyer les cadors ?

À ce moment-là, je prends quand même du recul. Je me dis que j’ai bien récupéré mais qu’il ne faut pas subir le contre-coup. On ne sait jamais… Je sentais que j’étais sur la bonne voie, que c’était encourageant, mais il faut toujours rester prudent. Ceci dit, dès le début de course, le lendemain, j’ai vu que ça allait super bien et je savais que c’était parti. Je ne savais pas combien de temps j’allais pouvoir tenir cette forme, mais au final, ça a bien duré (sourires).

As-tu eu besoin de retrouver « l’effort curseur » pour te retrouver ?

Peut-être un peu, mais je pense que sur cette Vuelta, j’ai beaucoup plus répondu aux attaques que sur le Tour de France 2022, par exemple. Skjelmose a bien plus usé de l’effort curseur que moi, et je suis rarement resté avec lui, au final. J’ai plutôt préféré suivre les attaques. L’effort curseur a beaucoup marqué sur l’étape que Michael Woods remporte car j’ai été lâché très tôt. Ils sont montés au sprint du pied jusqu’en haut, c’était un truc de malade ! De mon côté, j’ai vraiment géré de main de maître mon ascension. J’ai repris une quinzaine de concurrents et j’ai fini sixième des favoris, donc ça a marqué les gens. Pour le reste, j’ai très peu géré. Même si la performance brute était bonne ce jour-là, ce n’est pas ce que je retiens à titre personnel. Je retiens davantage le fait d’avoir été capable de suivre Carapaz quand il attaquait, d’avoir été acteur avant les favoris sur certaines étapes, et d’avoir tenté le tout pour le tout au Picon Blanco. Ce sont ces images que je retiens de la Vuelta. C’est aussi la partie que j’ai envie de montrer de moi. Quand je suis bien, quand je suis en confiance, je n’ai pas peur d’oser et de tenter des choses.

As-tu la sensation d’avoir remporté un vrai pari sur cette Vuelta ?

Il est clair que quand je me suis présenté à Lisbonne, il y avait peut-être 20%-30% que j’y arrive, mais la base de tout, c’est d’y croire, et j’y croyais. Je pars du principe qu’à partir du moment où tu crois en quelque chose, il faut y aller. Si ça ne marche pas, ça ne marche pas, mais ça marchera peut-être la fois suivante. Si tu y vas sans y croire, tu peux être sûr que ça ne fonctionnera pas. J’avais besoin de ce défi et de retrouver ce chemin, de retrouver l’élite. L’équipe le savait, mes équipiers le savaient. En cours de deuxième semaine, quand j’avais des jambes de feu, j’ai senti que beaucoup des gars préféraient rester avec moi, m’épauler au maximum et donner tout ce qu’ils avaient plutôt que de s’échapper. Ça m’a fait chaud au cœur.

Comment fait-on en sorte que les coéquipiers retrouvent confiance dans leur leader ?

Il faut nécessairement apporter de la performance, mais aussi être en capacité de gérer les moments délicats, et particulièrement gérer les contre-performances dans l’attitude. C’est sans doute ça le plus dur. Les contre-performances, ça arrive, mais il faut toujours savoir relever la tête. C’est ce que j’ai essayé de faire cette année. Après mes chutes sur Paris-Nice et le Tour du Pays Basque, j’ai réussi à gagner derrière. Les Ardennaises se sont mal passées, mais j’ai réussi à remettre en marche sur le Tour de Romandie. J’ai toujours essayé de me relancer immédiatement, en course comme en stage. Le comportement sur et en dehors du vélo est hyper important. Quand on est avec ses coéquipiers, il faut être irréprochable. Tu ne peux pas faire la gueule en fait. Ça a parfois pu me jouer des tours et je n’étais pas assez mature pour le comprendre.

Où se situent tes données de la Vuelta dans ton historique de performance ?

Dans la fourchette haute, voire très haute pour certaines valeurs.

Chez les supporters, on a lié ton retour au plus haut-niveau à ton changement de style…

C’est assez drôle, mais le projet cheveux longs remontait à début mai. Ça a juste mis du temps à pousser. Au final, c’était presque trop long par rapport à ce que j’avais imaginé, mais à partir du moment où j’ai réussi à bien les attacher derrière, j’ai laissé comme ça. Sans dire que je me suis pris au jeu du lien de cause à effet, je me sentais bien. On pourrait presque dire nouveau look pour une nouvelle carrière (sourires).

Dans quel état d’esprit es-tu parti en vacances ?

Dans un très, très bon état d’esprit. Je suis parti libéré, tranquille, et je n’ai plus pensé au vélo. Quand je pars en vacances, je pars vraiment en vacances. Je coupe du vélo à 2000%. Pour dire, j’étais en Corse pendant la sortie du parcours du Tour de France, et je n’en ai pris connaissance rapidement que le lendemain. J’ai juste vu qu’il y avait Mûr-de-Bretagne (sourires). Je suis allé pêcher, crapahuter sur quelques sentiers du GR20, faire quelques randonnées. J’ai juste profité des vacances pour me reposer et faire tout ce que je ne peux pas faire le reste de l’année. J’avais très hâte de courir et d’enchaîner en fin de saison, mais j’avais aussi très hâte que ça se termine car après quasiment 90 jours de course, je sentais que je commençais à fatiguer au Tour de Lombardie.

Considères-tu qu’un nouveau chapitre de ta carrière s’est ouvert ?

Je dirais plutôt que je suis revenu sur la trajectoire que j’avais tracée. Comme je le dis à tout le monde, ce qui me fait vibrer, c’est d’être un coureur de classement général. C’est ce que j’ai toujours su faire, et je ne sais presque faire que ça. C’est un peu un retour aux bases, en version plus forte je l’espère. Je ne dirais pas qu’il y a eu une vraie rupture dans ma carrière. Je faisais neuvième du Tour il y a encore un an et demi, ce qui n’est pas une performance dégradante, et je faisais deuxième de Paris-Nice et quatrième du Tour du Pays Basque il y a moins de deux ans. J’ai envie de revenir sur ces traces. J’ai été capable de produire ces performances par le passé car j’y ai cru, donc il faut continuer à y croire. J’aimerais être plus offensif, forcément, mais il faut être sacrément fort pour être à l’attaque aujourd’hui. Je veux prendre du plaisir mais je n’ai pas nécessairement envie de changer des choses, car j’ai terminé quatrième du Tour à ma manière, et ça reste un moment assez dingue. J’ai juste envie de revivre ça.

De quoi rêves-tu désormais ?

On court avant tout après des résultats. Je veux être le plus haut possible sur des classements généraux quand les cadors sont là, et gagner des courses. Quand j’ai gagné au Tour du Jura ou au Tour de Luxembourg cette année, c’était franchement trop bien. Lever les bras reste la meilleure chose qui puisse arriver à un cycliste. C’est aussi pour ça qu’on fait du vélo. J’aimerais aller au Giro, j’aimerais gagner une étape sur le Tour. Mon rêve ultime est de le remporter ou de monter sur le podium. Je sais que ce sera extrêmement difficile, qu’il y a très peu de chances que j’y parvienne, mais si on n’y croit pas, autant ne pas y aller.

Dirais-tu que la saison 2024, à défaut d’être ta meilleure saison, est peut-être la plus importante ?

Je vous dirai ça l’année prochaine (sourires). C’est clair que c’est une étape importante dans une carrière. On grandit forcément de toutes les expériences difficiles par lesquelles on passe. Tous les coureurs, quels qu’ils soient, doivent affronter des galères durant leur carrière. Le principal est de réussir à s’en relever. J’ai réussi à le faire, mais il faut maintenant que ça continue. Et puis, ce n’est pas ma meilleure saison, mais ce n’est pas la moins bonne non plus avec deux victoires et une sixième place sur la Vuelta (sourires). Est-ce que c’est la plus importante ? J’ai eu des phases importantes dans ma carrière, entre 2018 et 2021, des saisons charnières où il s’est passé beaucoup de choses. Tout dépendra de la suite. On verra donc l’année prochaine, quand tous les compteurs seront remis à zéro.

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