Capitaine de route exemplaire et équipier fidèle depuis son arrivée au sein de l’Équipe cycliste Groupama-FDJ en 2016, Ignatas Konovalovas a vécu en 2024 sa toute dernière saison en tant que coureur professionnel. Une saison malheureusement tronquée par une blessure au dos qui ne lui aura pas permis de terminer son aventure dans l’élite comme il l’aurait souhaité. Au cœur de l’hiver, le Lituanien a pris un moment pour raconter cette dernière année, mais aussi pour se replonger dans le passé, tout en confiant son affection éternelle à l’équipe.
Ignatas, tu es officiellement retraité. Comment le vis-tu ?
Honnêtement, très bien ! Si ma carrière était un verre, j’aurais la sensation de l’avoir rempli en entier. Je suis sûr d’avoir fait 100% de ce que je pouvais faire. J’ai fait dix-sept ans chez les pros, dont neuf dans l’Équipe cycliste Groupama-FDJ. Je trouve que c’est vraiment pas mal. Après tout ce que j’ai vécu, toutes les connaissances que j’ai faites en route, je suis fier et content de mettre un point final à ma carrière. Le choix était de toute façon déjà acté l’hiver dernier lorsque j’ai signé mon contrat pour 2024.
« La période la plus difficile de ma carrière »
Ta dernière saison ne s’est pourtant pas passée comme tu l’imaginais. Peux-tu nous replonger dans ce début de saison, en Australie ?
Lorsqu’on a eu les entretiens en vue de la saison 2024, on m’a demandé quelles courses je souhaitais faire. Je passe partout, je peux être avec les sprinteurs comme avec les grimpeurs, donc on m’a demandé si j’avais des préférences. J’avais dit que ça me plairait d’aller en Australie car je n’y étais jamais allé en dix-sept ans de carrière. L’équipe était d’accord, et j’ai vécu le mois de décembre avec un enthousiasme énorme. Même si c’était ma dernière année, j’allais disputer quelques courses que je n’avais encore pas faites, comme le Tour de Catalogne. Le mois de décembre a été magnifique, la préparation s’est super bien passée. Puis, premier hic, je suis parti en Australie avec trois jours de retard car j’ai attrapé le Covid après le Nouvel An. Une fois sur place, c’était superbe ! Il faisait chaud, on profitait du soleil, on mangeait de la glace pendant que c’était l’hiver en Europe. En revanche, après notre première sortie, j’ai réalisé que quelque chose n’allait pas au niveau du dos. J’ai eu deux hernies lombaires durant ma carrière, donc je savais quoi faire. J’ai fait des exercices, des étirements, ça m’a soulagé, je suis donc reparti pour une sortie le lendemain, mais au bout de deux heures et demie, j’ai réalisé que je n’arrivais plus à pédaler. Dès le deuxième jour, tous mes plans se sont effondrés.
Comment la situation a-t-elle évolué sur place ?
On a d’abord cherché des solutions médicales avec le médecin de course. J’ai consulté différents ostéopathes, chiropracteurs et kinésithérapeutes. On a fait tout ce qu’on pouvait faire là-bas. Malheureusement, rien n’a marché et j’ai été obligé de retourner en Europe sans avoir pris part à une seule course. Je n’arrivais même pas à sortir de l’hôtel tellement j’avais mal. Je ne pouvais pas rester debout très longtemps. J’essayais de marcher pour me mobiliser, en espérant que ça m’aide, mais 15-20 minutes à pied, c’était le grand maximum.
Était-ce une douleur qui t’était familière ?
À peu près oui, à la différence que la douleur provenait de différents angles cette fois-ci. Quand je suis rentré en Europe, l’équipe a très vite organisé tous les examens. On a tout de suite procédé à des infiltrations, mais avec le dos, on ne sait jamais si le délai de guérison sera de deux mois, six mois ou deux ans. Après avoir discuté avec Jacky, le médecin de l’équipe, j’avais dans l’idée d’être prêt après cinq mois maximum. Je pensais pouvoir faire ma reprise lors des championnats nationaux. Malheureusement, ça ne s’est pas du tout passé comme ça, et de fin janvier à début février, j’ai d’abord vécu la période la plus difficile de ma carrière.
« Je sortais de la maison en pensant aller rouler trois heures, mais je faisais demi-tour après quinze minutes »
Pourquoi ?
À ce moment-là, je ressentais des douleurs que je n’avais jamais ressenties auparavant. Parfois, je n’avais pas assez de force dans les jambes du fait de l’intensité de la douleur. Même allongé, j’avais mal, et c’était 24 heures sur 24. C’était très, très dur, alors même que l’infiltration était supposée me soulager. C’était le moment le plus difficile de ma carrière, mais à ce moment-là, je ne pensais même pas à ma carrière. Je pensais juste à pouvoir marcher, être capable de prendre mes enfants dans les bras, avoir une vie normale. Je ne pouvais rien faire du tout. Pendant la première semaine, j’étais aussi tout seul en Espagne, où nous avons notre deuxième maison. Je pensais que ça serait mieux pour moi, que ça me fatiguerait moins, mais en fait c’était pire. Quand ma famille m’a rejoint, j’ai commencé à me sentir plus apaisé, et les choses se sont améliorées, mais très, très lentement.
Que faisais-tu de tes journées ?
J’étais presque tout le temps au lit. J’essayais de marcher dans l’appartement, sortir sur la terrasse, mais lors des 2-3 premiers jours, je devais demander à des amis de faire les courses pour moi au supermarché du coin. J’y suis allé après 4-5 jours, mais passer 20-30 minutes au supermarché, c’était déjà très limite. Donc globalement, je suis resté au lit, avec des livres, des podcasts, de la musique, des films, mais rien qui ne m’aidait foncièrement à aller mieux. Heureusement, j’ai reçu un grand soutien de la part de l’équipe, et de Jacky en particulier, avec qui j’échangeais tous les jours et qui réussissait à me calmer. J’ai aussi bien sûr pu compter sur ma femme qui m’a beaucoup aidé, d’abord à distance depuis la Lituanie, puis en Espagne. Un mois environ après mon retour en Europe, j’ai pu recommencer à jouer avec les enfants. Je jouais allongé car c’était difficile de rester assis, et je demandais une pause après trente minutes pour me reposer. Quand des amis venaient manger, je pouvais préparer à manger, je restais avec eux à table pendant une heure, mais je demandais là aussi une pause de cinq minutes pour m’allonger. Puis, en mars, on est rentrés en Lituanie.
Quand as-tu pu reprendre l’entraînement ?
J’ai recommencé le home trainer dès le mois de février, mais on parle de quinze minutes par jour, puis vingt, vingt-cinq, trente. Au printemps, j’ai repris les sorties en extérieur en Lituanie. J’ai même fait plus de cent kilomètres à quelques reprises, mais à un rythme endurance très tranquille. Je ne me suis jamais senti capable de forcer, de mettre du braquet. Et puis, ça alternait. Une semaine, je me sentais bien, puis suivaient 3-4 jours où je n’arrivais pas à monter sur le vélo. Je sortais parfois de la maison en pensant aller rouler trois heures, mais je faisais demi-tour après quinze minutes car je voyais bien que ce n’était pas faisable.
« Je ne regrette qu’une seule chose de ma carrière : de ne pas avoir pu terminer cette dernière saison »
Quand as-tu compris que tu ne tiendrais pas le délai que tu t’étais fixé ?
J’ai commencé à avoir des doutes début mai. J’ai consulté plusieurs spécialistes en Lituanie, j’ai voyagé à travers tout le pays, mais ça n’a pas grandement amélioré les choses. Début juin, j’ai réalisé une deuxième infiltration, à Paris, qui m’a beaucoup aidé, et à la suite de ça on s’est réuni avec l’équipe pour parler d’une éventuelle opération. Si j’avais eu 24-25 ans, et toute ma carrière devant moi, on aurait pu prendre la décision d’opérer, d’oublier la saison 2024 en pensant aux suivantes. Mais étant donné qu’il s’agissait de ma dernière année, on a convenu qu’il n’était pas raisonnable de faire tout ça et de forcer les choses jusqu’au bout juste pour faire quelques courses en octobre. Le verdict est donc tombé au mois de juin. Je savais que je n’allais plus recourir chez les pros.
Qu’as-tu ressenti au moment de la décision ?
D’un côté, j’ai ressenti un certain soulagement. Une part de moi savait que c’était la meilleure solution au bout du compte. J’avais tout donné, mais ce n’était plus possible. D’un autre côté, j’étais tout de même un peu triste. Je ne regrette qu’une seule chose de ma carrière : de ne pas avoir pu terminer cette dernière saison, en particulier avec cette équipe-là. Groupama-FDJ m’a beaucoup donné, et on s’est d’ailleurs beaucoup apporté mutuellement. Elle restera à jamais dans mon cœur et mon esprit comme ma famille dans le vélo. J’aurais tellement aimé pouvoir sortir par la grande porte.
As-tu pu digérer rapidement cet état de fait ?
Finalement oui, car trois semaines après que la décision a été prise, on est parti passer l’été en Espagne avec la famille. Je suis allé à la plage tous les jours avec les enfants, et ma femme a fait beaucoup plus de vélo que moi (rires). On a plus ou moins échangé les rôles, mais ça m’allait très bien car j’adore passer du temps avec les garçons. Auparavant, quand je passais les étés en Espagne, je me levais à six heures pour partir rouler à sept heures. Cet été, tant que les enfants ne me réveillaient pas, je dormais. Parfois jusqu’à dix heures, ce qui ne m’étais jamais arrivé. Mais ça ne m’empêchait pas de refaire une sieste l’après-midi (sourires). Je peux dire que ça a été les premières vraies vacances d’été de ma vie d’adulte. Le dos me gênait encore un peu, mais je pouvais mener une vie à peu près normale.
« Je suis fier d’avoir passé dix-sept ans à ce niveau et d’avoir toujours trouvé ma place »
Tu as également rendu visite à l’équipe sur la Vuelta.
On adore voyager en camping-car avec la famille. On le fait chaque été depuis 4-5 ans. On avait préparé un petit voyage au Nord de l’Espagne, vers l’Océan. En préparant le trajet, j’ai réalisé que le peloton de la Vuelta ne passait pas loin, donc on a consacré une journée pour aller rendre visite à mes amis du peloton. C’était un peu au milieu de nulle part, dans les montagnes. Les gens de la Groupama-FDJ savaient que j’allais venir, mais je me suis aussi fait beaucoup d’amis dans le peloton pendant dix-sept ans, et beaucoup étaient surpris de me voir là. C’était vraiment une journée spéciale. Ce serait mentir de dire que je n’ai pas éprouvé une certaine émotion quand je me suis retrouvé au milieu de tout ce monde. Quand je me suis approché de la ligne de départ, j’ai eu quelques frissons et des nœuds d’estomac. Mais quand ma femme m’a demandé « tu aurais voulu faire l’étape ? », je n’ai pas réfléchi longtemps pour dire non. J’étais vraiment content d’être là, de voir tout le monde, mais j’étais en paix avec ma décision. J’étais passé à autre chose.
Tires-tu une certaine fierté de ta carrière ?
Je suis très fier de ma carrière et de la manière dont elle a évolué. Au départ, chacun de nous, gamin, rêve d’être un champion, de gagner des courses. Puis, tu réalises assez vite si c’est ta voie ou non. Rapidement, j’ai compris que ce n’était pas la mienne. Avant même ma victoire sur le Giro, je savais que je serais équipier, et ça ne me gênait pas du tout de l’être. Arnaud ou Thibaut pourront confirmer que je kiffe rouler pour quelqu’un d’autre. Je suis content de ma carrière, car rester dans le peloton pendant dix-sept ans quand tu viens d’un tout petit pays, ce n’est pas facile. Ça veut dire que je n’étais pas là pour rien, et surtout pas parce que mon père ou mon oncle connaissait quelqu’un… Ça veut dire que j’ai été valorisé pour mes capacités, pour ce que je pouvais apporter, d’un point de vue sportif et humain. Je suis surtout fier de ça, d’avoir passé dix-sept ans à ce niveau et d’avoir toujours trouvé ma place. J’ai vécu une super carrière, je ne retiens que du positif.
Qu’est-ce qui te plaisait dans ce rôle d’équipier ?
D’emblée, j’ai beaucoup de souvenirs avec Arnaud qui resurgissent, car c’est avec lui et tout le train que j’ai passé la plus grosse partie de ma carrière. Dans le sprint, les choses vont très vite, il faut être beaucoup plus fort que les autres, ne pas faire d’erreurs, et on en voit rapidement le résultat. Au sprint, tu as vraiment besoin d’un bon train et de bons équipiers. Sans, tu peux gagner une course ici ou là, mais si tu veux être dans le haut du panier, tu ne peux pas le faire tout seul. J’ai compris rapidement que quand tu travailles pour un autre, tu partages vraiment la victoire avec lui. À chaque fois que je faisais du bon travail pour mon leader, j’étais fier de moi-même après l’étape, je savais que j’avais fait ma part. Ce qui me rendait fier, et ce qui me faisait vibrer intérieurement, c’est aussi quand j’étais plus fort que ceux qui faisaient le même travail que moi… mais pour d’autres équipes. Si j’amenais le train en tête au virage à trois kilomètres, ça voulait dire que j’étais plus fort que ceux qui avaient le même objectif. La compétition entre équipiers galvanise presque tout autant que celle entre leaders.
« Il n’y a vraiment plus beaucoup d’équipes comme celle-là »
Tes années avec Arnaud et le groupe sprint sont-elles, sans hésitation, les meilleures de ta carrière ?
Émotionnellement, c’est sûr à 100%. On ne pourra jamais revivre les émotions qu’on a vécues ensemble, les échecs comme les victoires. On a tout connu, des hauts et des bas, mais on est toujours restés soudés. Physiquement, j’ai évolué pendant ces neuf années dans l’équipe, j’ai compris mon corps, et j’ai compris ce qu’il fallait faire pour être à 100% au moment voulu. Si je dois choisir une année, ce serait 2020, celle du Covid. Le début de saison avait été écourté, et ça avait été assez compliqué pour nous car on n’avait pas réussi à gagner. On est partis en coupure comme ça, puis dès que les courses ont repris en août, on marchait tous super bien. On gagnait presque tous les sprints auxquels on participait. C’était incroyable. Arnaud a remporté quatorze victoires cette année-là, et j’étais avec lui pour treize d’entre elles car je ne pouvais pas participer au Championnat de France (rires). Je n’ai pas l’image d’une victoire spécifique qui me revient, mais vraiment le souvenir de nous tous, de tout le groupe. C’était vraiment extraordinaire. La confiance qu’on avait au sein du groupe était dingue. On se faisait presque peur nous-mêmes quand on voyait à quel point on marchait. Tous ces moments ont forcément contribué à créer un lien en dehors du vélo. On a un groupe WhatsApp qu’on a créé il y a quelques années avec Arnaud, Miles, Jacopo, Ramon et moi. On a même organisé un petit week-end pour tous nous retrouver.
Tu n’as jamais fait plus de deux ans dans la même équipe, à part chez Groupama-FDJ, où tu es resté neuf ans. Comment l’expliques-tu ?
C’est vraiment là où j’ai complètement trouvé ma place. Avant, j’étais toujours un peu perdu. Chez Groupama-FDJ, je savais ce que je devais faire. Je savais ce que j’apportais à l’équipe, et l’équipe savait aussi que j’étais un rouage important du système. J’ai grandi avec l’équipe. Quand je suis arrivé, j’ai lu cette fameuse phrase de Marc : l’envie de venir, le plaisir de rester. Je parlais Français, mais pas encore très bien, donc j’avais eu du mal à comprendre ce que ça signifiait. Quelques années plus tard, j’ai revu cette phrase, j’ai compris, et c’était vraiment ça. Il n’y a vraiment plus beaucoup d’équipes comme celle-là. Ici, c’est vraiment une famille. Le cyclisme est devenu un business, mais il reste ici beaucoup d’humanité et c’est surtout ça qui m’a touché.
As-tu déjà des projets pour la suite ?
J’essaie de ne pas trop y penser pour le moment, mais ce n’est pas facile car les idées fusent dans ma tête. J’aimerais bien rester dans le vélo, j’ai quelques pistes. Je réfléchis encore à l’éventualité de devenir agent de coureurs. Je pense que c’est un secteur où je pourrais apporter quelque chose, particulièrement pour les coureurs venant de Lituanie et des pays baltes en général, de sorte à ce qu’ils aient quelqu’un pour les accompagner et les aider à passer pro et vivre du vélo.