Dès son arrivée au sein de l’Équipe cycliste Groupama-FDJ, à l’hiver 2018-2019, Stefan Küng a immédiatement fait l’unanimité. De par sa personnalité, ses capacités athlétiques mais aussi son professionnalisme. Animé d’un vif et profond intérêt pour le matériel, l’ancien champion du monde de la poursuite individuelle a ainsi pu activement participer au développement de certains équipements ces derniers mois. Dans cette interview, il nous fait part de cette recherche de la perfection et de ce souci du détail qui le guident en permanence.
Stefan, tout d’abord, comment vis-tu la période actuelle et l’arrêt momentané de la saison ?
J’ai la chance de pouvoir encore m’entraîner dehors car le confinement en Suisse n’est pas pour le moment pas aussi sévère qu’en France. J’en profite car il fait assez beau ces derniers temps. Si la situation venait à s’aggraver ici aussi, je retrouverai le home trainer comme mes camarades. Malgré tout, il manque une structure à l’entraînement du fait qu’il n’y ait plus d’objectifs à court terme. J’ai l’impression d’être en Novembre, lorsqu’on reprend gentiment, lentement, quand on roule selon les sensations, la météo. L’idée est davantage de maintenir la condition. Même s’il n’y a pas de courses pendant plusieurs semaines, on viendra forcément à recourir, et on ne peut pas se permettre de ne rien faire pendant tout ce temps-là. La différence avec Novembre, en réalité, c’est que la condition physique est très bonne, ça répond bien, et par moments je me fais donc plaisir, je fais quelques efforts. J’ai travaillé vraiment dur pendant tout l’hiver afin d’être prêt pour la saison des Classiques, mais je ne peux pas le prouver, je ne peux pas m’exprimer. C’est dommage, mais on ne peut rien y faire et c’est pour tout le monde pareil.
« Le partenariat avec Lapierre est quelque chose d’extraordinaire »
Tu as entamé ta deuxième saison avec l’équipe. Peux-tu revenir sur ton arrivée dans l’organisation ?
C’était le premier changement d’équipe de ma carrière. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, mais je me suis rapidement intégré et j’ai été très chaleureusement accueilli par tout le monde. On a rapidement pu mettre des choses en place, notamment au niveau du matériel. J’ai aussi eu quelques ennuis, mais lorsque ça a été le cas, j’ai vraiment senti que toute l’équipe était derrière moi. Tout le monde a essayé de m’aider à résoudre les problèmes le plus vite possible. J’adore la mentalité de cette équipe ; c’est vraiment familial tout en conservant l’aspect performance. On est tous sur un pied d’égalité et personne ne prend de haut qui ce soit, ce que j’apprécie beaucoup. Tout le monde a son mot à dire et on travaille de fait super bien ensemble.
Avais-tu certaines exigences quand tu as pris la décision de rejoindre l’équipe ?
Il était pour moi primordial de rejoindre une équipe qui, comme moi, accordait une grande importance au développement du matériel. J’ai vite compris, lorsque j’ai commencé les discussions, que le partenariat avec Lapierre était quelque chose d’extraordinaire. D’habitude, la marque fabrique le vélo, l’équipe roule avec, et basta (sic). Avec Groupama-FDJ, on peut avoir une influence sur le développement des vélos. Lapierre n’est peut-être pas la marque la plus connue sur le marché mondial, mais en termes de performance, ils ne font aucun compromis. J’ai eu de bonnes discussions avec les ingénieurs et ça m’a encore une fois conforté dans mon choix de base. C’est pour moi essentiel de savoir que tout est fait pour optimiser le matériel, avec la participation de toute l’équipe, du pôle performance et des partenaires. Ils sont toujours partants pour améliorer et développer de nouvelles choses.
Comment expliques-tu ton intérêt si poussé pour le matériel ? A-t-il toujours existé ?
Etant spécialiste du contre-la-montre, je suis dépendant d’un vélo et d’un matériel performants. Ça se joue désormais à si peu de choses qu’on ne peut pas se permettre de perdre un pourcentage ici ou là. C’est important que tout soit au millimètre. Le matériel a beaucoup évolué sur les vingt dernières années, il y a donc énormément de choix, en termes de boyaux, de pneus, de tubeless… Selon moi, il faut tout essayer pour aller chercher le maximum. Lorsqu’on trouve la meilleure configuration, celle qui permet de gagner un chouia sur les adversaires, il y a une vraie satisfaction. Ce domaine du cyclisme m’intéresse et m’a toujours intéressé. Même lorsque je suis à la maison, j’essaie de nouvelles choses. Je teste toute la gamme de roues dont on dispose, avec des pressions différentes dans les boyaux. Le feeling du coureur rentre évidemment en ligne de compte mais il y a aussi les données des tests, et ces deux facteurs combinés nous ont déjà permis de trouver des améliorations. Lorsque je teste une configuration sur le vélo, je sais très vite si elle fonctionne ou pas. Par exemple, j’ai vraiment senti une différence lorsque j’ai récemment pu tester les prototypes des nouveaux Aircode et Aerostorm (contre-la-montre). D’autres ne l’auraient peut-être pas senti. Cela est seulement possible si tu t’y intéresses tout le temps et que tu es précis et rigoureux à ce niveau. Je trouve ça passionnant de chercher le meilleur rendement en fonction des options qui nous sont offertes.
« Si on se contente trop vite, il y a toujours une marge inexploitée »
Le risque du perfectionnisme n’est-il pas de rester constamment sur sa faim ?
J’essaie de faire le maximum, mais je sais aussi qu’au bout d’un moment, il faut comprendre qu’on a trouvé une configuration, et qu’elle est ce qu’elle est. Tant que je sais que c’est la meilleure qu’on ait pu imaginer, pour moi c’est bon, dans la tête c’est bon. Si j’ai l’impression qu’il en manque un peu, là ça ne va pas, ça me perturbe mentalement. C’est peut-être un peu faible… Néanmoins, je crois fermement qu’il y a toujours la possibilité de tout mettre en place pour avoir 10 sur 10. Une fois que je sais que tout est réglé parfaitement, c’est à moi de performer. Je dois avouer que j’ai du mal, parfois, à me contenter de certaines choses. J’ai vraiment de grosses attentes envers moi-même et ce n’est pas toujours facile à gérer. Pour moi, c’est vraiment la victoire qui compte. Quand le résultat d’un chrono tombe et qu’on ne gagne pas, ce n’est pas parfait. Ce n’est pas simple de raisonner comme ça, mais c’est aussi ce qui me fait avancer et qui me pousse à aller chercher le maximum de moi-même, à l’entraînement et en course. Quand on veut gagner, il faut avoir cette mentalité. Si on se contente trop vite, il y a toujours une marge inexploitée. Mon objectif est vraiment de tirer profit de tout mon potentiel. Peut-être que je ne suis pas souvent très content, mais je suis en tout cas toujours très ambitieux, et c’est l’ambition qui me fait avancer.
Cette exigence que tu t’imposes à toi-même, essaies-tu de la transmettre aux autres ?
Quand je faisais encore de la piste avec l’équipe nationale de poursuite, j’ai réalisé que cette exigence, je ne pouvais pas l’imposer à tout le monde. Je la demande, évidemment, mais je sais aussi que chaque personne est différente. À l’entraînement, seul, j’exige le maximum de moi-même. Une fois en équipe, l’objectif est bien sûr que tout le monde donne son meilleur, mais ce n’est pas tout le temps possible. Il faut le comprendre. Qui plus est, ce n’est pas à moi de le demander, c’est aux directeurs sportifs, aux entraîneurs. Moi, je peux simplement donner l’exemple. C’est la meilleure chose à faire en tant que leader. Quand les autres voient que tu es à 100% et que tu te livres entièrement, j’ai tendance à croire que ça peut également les booster. C’est comme cela que ça fonctionne, pas en imposant sa propre psychologie à d’autres.
Pour en revenir au matériel, quelle place occupe-t-il dans la performance de nos jours ?
Il joue une grande part dans tous les domaines. Le plus évident, c’est dans les chronos, car on peut vraiment distinguer et mesurer la différence entre les casques, les combinaisons et les vélos, mais il a aussi un fort impact dans d’autres circonstances. Par exemple, dans une étape de bordures sur Paris-Nice, tu sens très vite si ton vélo est aérodynamique ou pas. Ce sont toujours de petits gains, mais qui combinés, font de grosses différences. Aujourd’hui, il devient si difficile d’améliorer le niveau de performance que tout le monde est à la recherche du moindre détail. Il ne faut donc rien laisser passer sur le plan matériel. C’est à nous d’utiliser le meilleur équipement possible, mais chacun fait aussi ses choix. Me concernant, il est par exemple hors de question, sur une étape plate avec risque de bordures, de ne pas mettre le casque et la combinaison ‘’aéro’’. Même si le gain sur trois ou quatre heures n’est que de 1%, ça reste 1%, et il ne faut pas le gaspiller. C’est aussi une question de confiance. Quand tu sais que tu disposes du meilleur matériel, que tu possèdes quelque chose que les autres n’ont pas encore forcément, ou quand on fixe ton vélo et qu’on te dit « wow, il a l’air top », ça te donne un avantage psychologique.
« Testing is training »
Comment ta collaboration sur le matériel se concrétise-t-elle ?
Cela passe par de nombreux tests. Le pôle performance en réalise d’abord de son côté puis nous donne l’opportunité d’essayer le matériel. Avec les données dont il dispose déjà, il tire certaines tendances, puis on met en place, ensemble, un protocole de test avec plusieurs configurations. L’an passé, par exemple, avant Binche-Chimay-Binche (en octobre, ndlr), ils m’ont demandé si je voulais tester des boyaux et pneus en vue de Roubaix 2020. J’étais évidemment partant, je suis donc allé en Belgique un jour plus tôt et on a fait un jour de tests avec les configurations définies à l’avance. Le pôle performance fait vraiment en sorte que la journée soit la plus efficace possible. C’est aussi à nous de décider si on veut le faire, il ne nous force pas la main. Bien sûr, il demande plutôt aux leaders, car c’est à nous de déterminer la meilleure configuration pour nous-mêmes… On discute tout le temps, on fait des plans pour l’avenir. Cet hiver, on voulait re-tester les positions sur les vélos de chrono. On avait donc fixé un jour en décembre et on a travaillé toute la journée dessus à Valence, puis on s’est repenché sur le sujet début mars à Granges. On est continuellement en train de travailler, ça ne s’arrête jamais puisque ça évolue sans cesse. Dès qu’un nouveau matériel est disponible, on le teste. De mon côté, je fais habituellement un circuit d’une heure avec deux configurations différentes. Je teste la maniabilité, à 60 km/h, dans les virages, lors d’accélérations. Ensuite, via un questionnaire qu’on me fournit, je peux faire un compte-rendu, décrire comment j’ai senti ceci ou cela. Dans cette phase de comparaison, je m’efforce de faire un résumé écrit ou audio dans l’immédiat, de sorte à encore avoir les souvenirs et le ressenti en tête. Il est primordial d’être capable de transmettre ses sensations éprouvées sur le vélo, ou pour une certaine pièce du matériel, au pôle performance, puisqu’ils ne peuvent pas le deviner. Décrire une sensation est un exercice parfois difficile, mais ça vient avec l’expérience. Plus on le fait, plus c’est simple.
Ton implication en la matière ne te détourne pas de l’entraînement ?
J’arrive très bien à allier les deux. Les entraîneurs essaient d’ailleurs d’inclure ces journées tests dans le cycle d’entraînement. Ça ne me fatigue pas du tout. Au contraire, ça me plait. Si je ne le sens pas du tout, si je me sens vraiment fatigué, je le signifie et ils savent que ça ne sert à rien d’insister. Si l’on n’est pas motivé pour du test matériel, ce n’est vraiment pas rigolo. Pour un test sur pavés, par exemple, c’est 20 à 30 fois le même secteur, des aller-retours continus. Pour un test de vélo de chrono, je fais le même parcours douze fois dans la journée. Ce n’est certes pas le cyclisme « rêvé » mais c’est très intéressant, et surtout très important. De fait, quand tu es prêt dans la tête pour une journée de ce type, tu es aussi prêt à ressentir chaque sensation comme il faut. C’est un moment où on doit aller dans le détail, être très concentré, et c’est personnellement quelque chose que j’aime faire. L’entraînement reste la priorité, mais au final, « testing is training ». Lors d’une journée de tests sur piste, cet hiver, j’ai fait douze sessions de douze minutes. Au bout du compte, ça fait quand même près de 120 kilomètres. Il n’y a certes pas de travail spécifique mais ce ne sont pas non plus des journées de repos. Si elle est bien placée dans le cycle d’entraînement, ce n’est pas du tout une journée perdue, au contraire. Et puis, le matériel doit être testé en allure course, donc si tu adoptes l’allure course à l’entraînement, c’est forcément un bon entraînement.
Dans cette période d’inactivité, as-tu le temps de tester certaines choses ?
Tout le monde étant confiné chez soi, on n’a pas la possibilité de mettre en place des journées tests. Une fois que la saison reprendra, on risque enchaîner les courses et ce ne sera plus vraiment possible. En même temps, on avait tout fait avant. On a réalisé les derniers ajustements début mars. Si on n’était pas au point aujourd’hui, cela voudrait dire qu’on n’aurait pas fait nos devoirs pendant l’hiver. En réalité, on était tout à fait prêt pour cette saison, et on le sera donc toujours quand elle redémarrera.
2 commentaires
POMAREDE
Le 19 avril 2020 à 11:03
Bravo a toute l’équipe, coureurs, entraineurs et tout le staff .Merci pour vos articles , et bonne chance pour la reprise.
Denis Billamboz
Le 2 avril 2020 à 14:47
Stefan Küng est un puits de ressources très diverses, un plus énorme pour l’équipe.