Deuxième plus gros pourvoyeur de succès de l’Équipe cycliste Groupama-FDJ en 2021, Stefan Küng a de nouveau complètement assumé son statut de fer de lance. À quelques détails près, sa saison, « très bonne », aurait même pu être exceptionnelle. Dans cet entretien bilan, il aborde en longueur tant ses satisfactions que ses frustrations, sans oublier de mettre le cap sur ses futurs objectifs.
Stefan, tu es récemment revenu du stage collectif à Calpe. Comment s’est-il passé ?
D’abord, j’ai couru jusqu’à assez tard cette année, avec le Chrono des Nations. J’ai ensuite coupé pendant environ un mois et je n’ai donc repris l’entraînement que 2-3 semaines avant le stage. Quand je suis arrivé, je n’avais pas un super niveau, mais j’en suis sorti en bien meilleure condition. Je n’étais pas particulièrement en retard par rapport à d’autres, mais on connaît à peu près son niveau de base et on a une mémoire des sensations « normales ». Après une pause, on redémarre de bien plus bas, mais ça revient très vite avec du travail de qualité. On a pu mettre en place les premières séances de travail spécifique, sur la force, les sprints… À cette période, on a toujours une fraîcheur musculaire qui est intéressante à exploiter, alors on en profite. On avait également beaucoup de choses à faire à côté de l’entraînement, avec des réunions, des photo-shootings, des interventions de nos sponsors. Mais surtout, cela faisait deux ans qu’on ne s’était pas vraiment réunis, tous ensemble. Il était vraiment temps de retrouver cela. Pour nous, ce fût aussi l’occasion d’accueillir les nouveaux. C’est important de rencontrer tous les membres de l’équipe, coureurs et staff. On nous a très bien présenté cela avec un organigramme. C’est impressionnant de voir combien de personnes sont impliquées pour avoir une structure WorldTour compétitive. De manière générale, c’était un stage très intense mais aussi très efficace.
« Je retiens ma constance à très haut-niveau tout au long de l’année »
Comment as-tu ressenti l’état d’esprit général ?
Je ne peux parler que pour moi-même. S’il y a une revanche à prendre, c’est à chacun, personnellement, de se remettre en question et de prendre les décisions qui s’imposent. Cela vaut pour les coureurs comme pour le staff. On est certes membres d’une même équipe, mais notre influence directe sur les autres reste limitée. En revanche, je peux toujours montrer l’exemple, et c’est aussi pourquoi il est utile d’être réuni. Quand on voit ce que les autres font, ça motive encore davantage. Maintenant, il est évident que le discours principal était de se relancer. Comme je le dis, chacun doit se remettre en question. Personnellement, je n’ai peut-être pas beaucoup à me reprocher, mais ça ne m’empêchera non plus pas d’aller grignoter les moindres détails pour que ça tourne en ma faveur sur les courses les plus importantes. On a encore beaucoup travaillé dans cette perspective durant tout l’hiver avec l’équipe.
As-tu tout de même pris le temps de bien couper ?
Avant de partir en vacances, on a placé une séance au vélodrome pour travailler sur la nouvelle position. De retour des vacances, on est allé en soufflerie pour valider tout ça. Entre-temps, je suis parti au Mexique avec ma copine. J’ai eu l’impression que la coupure était assez courte cette année car c’était assez intense. Avec quelques partenaires, on a ouvert un vélo-café à Zurich et on voulait que ça parte du bon pied. J’étais bien impliqué sur ce projet, et je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer. Je préfère quand il y a de l’action.
En as-tu aussi profité pour refaire le film de la saison 2021, de ses hauts, de ses bas ?
En réalité, on y pense déjà au fur et à mesure de la saison. Je suis une personne qui analyse tout de suite et qui prend les décisions nécessaires dans la foulée. Pendant la coupure, j’essaie de ne plus du tout penser au vélo, de le mettre au garage, et de parler d’autres choses avec mes amis et ma famille. Maintenant, si je dois tirer un bilan de ma saison 2021, je dirais qu’elle a quand même été très très bonne. J’ai gagné six courses, j’ai conservé mon titre de champion d’Europe, j’ai gagné le chrono d’ouverture du Tour de Suisse, où j’ai aussi porté le maillot de leader pendant plusieurs jours. J’ai aussi porté le maillot de leader au Benelux Tour, j’ai gagné le Tour de Valence. Il y a beaucoup de points satisfaisants. L’autre point positif que je retiens de cette saison, c’est ma constance à très haut-niveau tout au long de l’année. À chaque fois que je m’alignais sur une course, j’étais à un bon niveau. Certes, quelques fois, des coureurs plus forts m’ont battu. Et parfois pour pas grand-chose. Prenons l’exemple du premier chrono du Tour, à Laval, où je termine deuxième derrière Pogacar. Ce jour-là, j’ai réalisé une super performance. Il était simplement plus fort. Aux Jeux Olympiques, je passe à côté d’une médaille pour moins d’une demi-seconde. C’est d’autant plus frustrant que j’ai réussi, ce jour-là, une performance extraordinaire. J’étais prêt pour le rendez-vous, je n’avais rien à me reprocher. Les autres étaient juste un poil plus forts. Dans ces cas-là, il faut simplement l’accepter, ne pas se morfondre, et se fixer de nouveaux objectifs.
Tu réussis à évacuer rapidement les déceptions ?
Oui, c’est dans mon caractère. Je suis une personne assez pragmatique à vrai dire. Je dis toujours que lorsqu’on se retrouve dans une situation, il faut en accepter le verdict si on veut avancer. Si on s’apitoie sur son sort, on n’avance plus. Si on remet la faute sur les autres, ça n’est pas non plus la bonne façon de faire. En tout cas, je ne fonctionne pas comme ça. Je me fixe des objectifs toujours aussi élevés, mais je me demande ce que je peux faire de plus et ce que je peux améliorer pour les atteindre. C’est mon état d’esprit.
« Il m’a fallu un peu plus de temps pour digérer »
Malgré tout, y a-t-il eu un moment plus dur que les autres lors de la saison écoulée ?
Les Jeux Olympiques, quand même. Le cyclisme ne vit certes pas seulement à travers les Jeux Olympiques, mais c’est un évènement qui n’a lieu que tous les quatre ans. En l’occurrence, c’était même cinq. Quand on passe à côté pour si peu, la première pensée qui vous vient à l’esprit est « aurai-je une autre chance ? » Certainement, vu que je ne suis pas très vieux, mais j’ai par exemple manqué ceux de Rio à cause d’une blessure. Je sais que cette éventualité existe. Le championnat du monde est complètement différent de ce point de vue. Il a lieu tous les ans, on peut retenter sa chance tous les ans. Les J.O n’ont lieu qu’une poignée de fois dans une carrière. Pour moi, ça reste donc la plus grosse frustration, surtout compte tenu de la marge. Au Tour, j’ai été battu de dix-neuf secondes à Laval, aux Mondiaux de vingt secondes pour une médaille. Les Jeux Olympiques c’est énorme, notamment en Suisse. Quand on a vu le parcours pour la première fois, on a pensé qu’il serait presque impossible d’obtenir une médaille, mais j’ai réalisé une performance extraordinaire qui m’a permis de battre plusieurs favoris… mais aussi d’être battu par d’autres. Comme je l’ai dit, j’ai fait le maximum et il faut accepter quand on est battu par plus fort, mais c’est clair qu’il m’a fallu un peu plus de temps pour digérer.
Tu étais conscient de la marge dans les derniers instants de ton chrono ?
Pas à ce point-là. Je savais que ça se jouait à la seconde, mais je ne savais pas à quel niveau je me situais très exactement. Normalement, il y a toujours Julien Pinot dans la voiture et dans l’oreillette lorsque je fais des chronos importants. Sur les Jeux Olympiques, le staff était très limité et on ne pouvait pas le faire venir. Je ne reproche absolument rien à l’entraîneur national, mais on n’a évidemment pas la même expérience commune. Avec Julien, je sais en fonction de la façon dont il dit les choses, de l’intensité dans sa voix, si c’est serré ou très très serré. Avec l’entraîneur national, c’est naturellement un peu différent. Cela démontre aussi toute l’importance que revêtent les gens derrière moi, dans la voiture. C’est aussi pourquoi il y a toujours Julien sur les grands évènements, car je lui fais 100% confiance. Quand il me dit « fait comme-ci ou comme ça », je saisis à 100% le message qu’il veut me transmettre. Dans des situations extrêmes, c’est très important.
As-tu progressé sur le contre-la-montre autant que tu le souhaitais ?
Je progresse tous les ans. Ça a encore une fois été le cas cette année, et je suis persuadé que je progresserai encore entre 2021 et 2022. C’est le fruit de tout le travail spécifique qu’on fournit avec l’équipe et mon entraîneur. Ensuite, c’est une question d’objectifs. Quand j’ai vu le parcours des J.O pour la première fois il y a deux ans, je n’aurais pas imaginé y être compétitif. Le moment clé a été le chrono du Tour de Suisse, où l’on montait et descendait un col, et où j’ai terminé dixième à quelques secondes du podium. Je me suis prouvé à moi-même que je pouvais être performant sur des parcours très difficiles. On se dit alors qu’il n’y a pas nécessairement de limites. Si tout se passe bien, si tu arrives à 100%, que tu fais ton maximum, et que t’as la petite réussite de ton côté, tu peux battre tout le monde et gagner n’importe quelle course. C’est ce que j’ai montré au championnat d’Europe, où j’ai battu tous les favoris. C’est ce genre de performance qui donne confiance pour les futurs objectifs.
« Progresser et m’améliorer encore sur les Classiques »
Arrives-tu aujourd’hui à ton plein potentiel sur ton exercice favori ?
Compte-tenu du niveau où je me situe désormais, si je peux progresser d’un pourcent dans ma performance, c’est déjà énorme ! On est vraiment dans l’optimisation de tous les détails, Le travail devient de plus en plus conséquent pour aller chercher des gains qui sont eux marginaux. Mais je le fais avec beaucoup de plaisir, je suis motivé à l’idée de pouvoir un jour exploiter mon potentiel maximal. Ça a toujours été mon objectif.
Le bilan vis-à-vis des Classiques, en revanche, n’est sans doute pas celui que tu espérais…
C’est clair. Je pense que c’est sur ces courses que j’ai le plus de marge. J’ai été performant sur certaines, mais sur d’autres, ça n’a pas fonctionné comme je le voulais. En particulier sur les plus grands évènements comme le Tour des Flandres et Paris-Roubaix. Or, la première partie de saison me tient très à cœur et je vais essayer de progresser et de m’améliorer encore sur les Classiques. On a certainement une meilleure équipe cette année que les années précédentes. On a des bons jeunes qui progressent vite et on a des recrues qui peuvent peser sur ces courses. Avec l’expérience engrangée et une préparation normale, j’espère que ça ira mieux. L’an passé, le Tour d’Algarve avait été annulé, or c’était ma course de reprise. J’ai disputé mes premières Classiques sans avoir couru. Parfois, le problème était aussi que je voulais trop bien faire pendant l’hiver, et j’arrivais déjà un peu fatigué sur les Classiques. On va optimiser tout ça et je ne vois pas pourquoi ça ne pourrait pas le faire. Quand je suis parti dans le bon coup à Roubaix, sous la pluie, sous un temps qui me convient super bien, j’ai commencé à me demander « comment faire aujourd’hui pour gagner ? ». Je me voyais vraiment dans une situation de pouvoir le faire. Ça n’a pas été le cas, mais avec les circonstances favorables, je suis convaincu que c’est possible.
Que te manque-t-il, au fond, pour franchir ce fameux palier sur les Classiques ?
Sur ces courses, il faut être très explosif et être capable de produire ces efforts hyper violents et répétés. Il faut du bon foncier, mais aussi de la fraîcheur. Au lieu de « bourriner » à l’entraînement, il faut aussi penser à ça. On a mis des choses en place pour progresser de ce point de vue à l’entraînement, et il y a aussi un facteur matériel. On sera bien mieux armés cette année avec le nouveau Lapierre Xelius SL 3. C’est un vélo polyvalent, qui n’est pas seulement léger et performant dans les accélérations, mais qui est aussi très aérodynamique. C’est le vélo parfait pour les Classiques. Ce genre d’apports, ça motive encore plus. On a encore fait un grand pas en avant du point de vue matériel. Physiquement, je sais où je dois travailler, où ne pas trop travailler. Enfin, sur les Classiques, c’est aussi une bataille mentale, et c’est pourquoi je m’y prépare avec un coach mental.
« Presque une obligation d’exploiter mon potentiel maximal »
Qu’est-ce qui te motive au moment de démarrer ta préparation hivernale ?
En fait, la motivation est plus grande quand j’arrête la saison. Quand je reprends, ce n’est pas forcément le moment où la motivation est à son paroxysme car on est encore à trois mois de la première course, qui est elle-même une course de préparation. Le stage de Calpe est toujours un vrai boost pour la motivation. Quand tu revois toute l’équipe et toutes les personnes qui travaillent pour toi, que tu commences à parler concrètement de tes objectifs, tu te dis « ok, on y est ». L’autre fois, j’ai vu un tweet qui disait qu’on était à soixante-sept jours de l’Omloop Het Nieuwsblad. Ça, ça donne de la motivation. On ne peut pas être motivé à 100% toute l’année. Personnellement, ça grimpe crescendo dès que je m’approche de mes objectifs. La motivation, c’est comme la forme physique. Elle monte progressivement, et elle aussi a pris un boost pendant le stage. Et puis faire du vélo en novembre, ce n’est pas aussi agréable que le faire en mai ou en juin. Dans cette période-là, le vélo est plus un métier, alors qu’en saison, le métier de cycliste devient un plaisir.
As-tu déjà souligné certains passages de la saison à venir ?
Il y a quelques jours, je regardais justement le parcours du chrono d’ouverture du Tour à Copenhague (sourires). Je ne l’ai pas fait en novembre, je ne l’ai pas fait avant ou pendant le stage, mais l’autre jour ça m’est venu, je ne sais pas pourquoi. Je voulais me renseigner plus précisément sur ce qui nous attendait car c’est évidemment l’un de mes objectifs principaux pour l’année 2022. Maintenant, mon programme est relativement identique à celui des années précédentes et mes objectifs restent les mêmes d’une année sur l’autre. Il reste de nombreuses courses que j’aimerais gagner. Si je devais en citer trois : Paris-Roubaix, une étape du Tour et le championnat du monde du contre-la-montre.
À 28 ans, tu entres dans ce qu’on appelle traditionnellement « les meilleures années ». Cela s’accompagne-t-il d’un surplus d’ambitions ?
Je le vois plutôt comme une opportunité, dans le sens où je me dis que je suis à un niveau qui me permet aujourd’hui d’aller chercher ces grands objectifs. Maintenant, il y a cinq ans, j’avais terminé deuxième du chrono d’ouverture du Tour à Düsseldorf et ça aurait déjà pu basculer de mon côté. Inversement, quand on voit Mathew Hayman gagner Paris-Roubaix à 37 ans, on se dit qu’être dans ses meilleures années ou non, c’est au final négligeable. Pour moi, ça ne change rien d’avoir 23 ou 28 ans. C’est juste un chiffre. On parle certainement « des meilleures années » dans le cyclisme, mais on voit aussi très bien que ça change. Aujourd’hui, avec l’entraînement qui devient de plus en plus professionnel chez les jeunes, ces derniers arrivent très tôt à haut-niveau. Personnellement, je sens encore une marge de progression. Et peut-être que je la sentirai jusqu’à 35 ans, qui sait ? Je suis une personne très rationnelle. J’estime que c’est un privilège d’être doué dans ce sport, et compte tenu de ce privilège, c’est presque une obligation d’exploiter mon potentiel maximal. C’est ce que je veux faire. Je veux pouvoir me dire un jour, après ma carrière, que j’ai vraiment fait le maximum pour arriver au meilleur niveau et que j’ai réussi tout ce qu’il m’était possible de réaliser.